23/10/2019

EXTRA: La crise chilienne

Les détonants de la crise nationale
(selon AFP, 20/10/2019)
Inégalités sociales chroniques, pensions basses, augmentations des tarifs métropolitains, coûts de l'électricité et de la santé. En outre, les cas bien connus de corruption au sein de la police et de l'armée, ainsi que la criminalisation croissante du mouvement étudiant [??], ont donné naissance à un cocktail qui a encouragé les plus grandes manifestations sociales depuis des décennies dans le pays.

L'explosion de Santiago (Extraits)
Par A.Cavallo, journaliste (Journal La Tercera, 20/10/2019)
L'explosion sociale de vendredi a pris tout le monde par surprise. En conséquence, après l’orgie de destructions dans des centaines de lieux à Santiago, un carnaval de démagogie a été organisé par les dirigeants politiques. Cela fait partie du livret de ce type de phénomènes qui précipite plus tard les interprétations selon lesquelles on pouvait prévoir les faits, la tension se faire sentir dans l’air, les symboles se multiplier, la température monter, le mécontentement apparaitre et ainsi de suite, avec tous les lieux communs qu’il est possible d’accumuler.
Il faudra un certain temps avant de voir à quel point le choc de la semaine a été spontané. Une des choses les plus déroutantes est linguistique. Le mot "évasion", dans le sens précis de ne pas remplir une obligation, devrait avoir une connotation négative dans un environnement social où les droits et les devoirs sont respectés. De manière inattendue, «l’évasion» [resquille] dans les transports [autobus] de la ville a acquis la connotation d’un acte de justice (ou du moins de vengeance) contre un service qui a été une catastrophe pendant des années. "Éluder" a cessé d'être un acte répréhensible, l'autorité n'a pas réussi à en faire une imputation. Et la semaine dernière, il a tourné vers le slogan initial d'une insurrection collective soutenue par une cause juste.
Il n'était pas impensable que l'évasion dans le cas du métro porte à la destruction de ses installations. Il est vrai qu’il ya un long pas à faire pour brûler les stations et piller les commerces à proximité, même s’il est bien évident qu’une fois lancée, une telle perturbation ne s’arrêtera pas d'elle-même.
Ceux qui soutiennent la thèse de la spontanéité totale doivent rechercher une explication sociologique plus ou moins diffuse, une généralité avec laquelle sont décrites les conditions supposées qui l’ont produite, plutôt que le phénomène. La généralité la plus importante est la colère, mais cela décrit la conséquence, pas la cause.
La société chilienne semble sujette à des explosions périodiques, qu’il s’agisse d’un tournoi de football, d’une catastrophe naturelle ou de toute autre chose offrant un espace d’impunité. Mais il y a ceux qui croient que la spontanéité de l'explosion de Santiago n’est qu’une partie du phénomène et qu’il y a actuellement une agitation planifiée en cours.
Pour le moment, l'image de l'armée dans les rues de Santiago a peut-être ruiné le gouvernement Piñera, mais il n'est pas du tout clair que cela aide les partisans de la protestation sociale - de manière très générale, la gauche - ou, au contraire, encourage ceux qui promeuvent une discipline sociale plus énergique. C’est une autre de ces leçons oubliées de l’histoire: quand gagne l’ultra-gauche, gagne toujours l’ultra-droite.
Le sociologue Eugenio Tironi ajoute: "Le fait que les gens soient sortis pour protester et que nous soyons indolents face au vandalisme montre qu'il existe une crise des mécanismes de représentation. C’est-à-dire que la manière dont nous administrons la démocratie ne suffit pas. Et cela repose des questions qui ont été reportées, les questions de révision du fonctionnement de la démocratie, de révision de la Constitution et de lui donner plus de légitimité, de faire face à des canaux différents des traditionnels pour résoudre cette controverse."

Le dilemme de l'opposition
Le journal ajouta le lendemain:
Le sentiment d'abus de pouvoir a fini par accumuler un mécontentement qui ne pointe pas vers un domicile politique particulier, mais vers tout le monde. Le discrédit des institutions - dans sa gamme la plus large - ne fait qu'alimenter l'inconfort et l'explosion [sociale] qui ne semble pas vouloir céder.
Le sentiment que ni les autorités ni la politique ne prévoyaient ce scénario est une conclusion commune. Cependant, la capacité des institutions à contenir le phénomène est ce qui inquiète aujourd’hui. Certains craignent même que cette incapacité ne débouche sur un résultat autoritaire.
L'option de s'asseoir pour discuter avec le gouvernement afin de trouver une solution politique à la crise a de nouveau mis en évidence le manque de consensus au sein de l'opposition. Le slogan soulevé par les présidents de [quelques] partis selon lequel il n'y aura pas de dialogue tant que l'état d'urgence et le déploiement militaire dans les rues seront maintenus provoque des divergences au sein de leurs propres communautés. Mais il s'agit d'une condition impossible à remplir par le président Piñera, compte tenu des fortes convulsions vécues dans les rues, des pillages et d'autres actes de vandalisme.

Quatre clefs selon la BBC (extraits) (21/10/2019)
1. La brèche sociale démesurée: 50% des ménages vu leur faible revenu n'ont accès qu'à 2,1% de la richesse nette du pays. La moitié des travailleurs perçoivent un salaire égal ou inférieur à 400 000 pesos (562 USD) par mois. Le transport public au Chili est l’un des plus coûteux du monde en fonction du revenu moyen (arrivant à 30% du salaire minimum).
2. L'administration actuelle a réagi tardivement aux manifestations, qualifiant les manifestants de "criminels" à plusieurs reprises et démontrant son manque de capacités et de compétences face à la situation.
3. L'opposition n'a pas échappé aux critiques ayant réagi tardivement et n'ayant rien fait pour améliorer la qualité de vie des chiliens lorsqu'elle était au pouvoir, avec seulement des promesses d'amélioration de la qualité de vie des habitants du Chili, répétées par Piñera. [Les enquêtes en montrent aussi le discrédit de tous.]
4. Les manifestations ont principalement été menées par les étudiants, comme en 2006 et 2011. [Ils ont de fortes associations.]

Et 6 détonants (Résumé de BBC 21/10/2019)
1. Le système de pensions: Défini en 1982, il comptait sur 40 années de cotisations pour donner une pension de 70% des derniers salaires. Mais c'était sans considérer que pratiquement personne n'accumule ces 40 ans, que les lacunes -par perte du travail- sont nombreuses, et que beaucoup demandent à leur patron de ne cotiser que pour le minimum et non le traitement complet.
2. Santé: 80% des chiliens cotisent au Fond National (FONASA, public) et 20% à des assurances privées (Isapres), nettement plus chères. Ni les uns ni les autres ne sont contents. Les hôpitaux publics manquent de spécialistes et de fournitures médicales et ont de longues listes d'attente et, à part les consultations de médecins qui peuvent être faites hors des centres publics en payant une partie, les apports pour examens ou procédés permis dans le privé sont très faibles (et la différence très chère). Dans les Isapres, on réclame pour les hausses fréquentes des prix.
3. Transports en commun: La réorganisation faite à Santiago en 2007 a été un désastre et bien que l'organisation s'est beaucoup améliorée, se mécontentement s'est maintenu, surtout à cause des longs trajets et de la congestion dans le métro. Ce dernier a permis une notable amélioration (et il est déplorable que 5 de ses lignes aient été détruites, sans raison valable).
4. Privatisation de l'eau: Faite sous la dictature, il est incompréhensible que des privés aient obtenu des concessions perpétuelles, au préjudice des petits agriculteurs (surtout en période de sécheresse comme maintenant). Malheureusement, cela est inscrit dans la constitution, qu'il est difficile de changer.
5. Education et mobilité sociale: C'est un des secteurs où les apports de l'Etat ont été les plus hauts (avec, dernièrement, la gratuité de l'université pour 60% des étudiants), mais la ségrégation reste réelle depuis l'enseignement primaire.
6. Abus et corruption: Il y en a une liste presque interminable: collusion des fabriques dans la vente de papier de toilette et de couches, de producteurs de poulets et de chaînes de pharmacies, fraude dans le financement de partis politiques, dans les achats de l'armée et le paiement des chefs de la police uniformée, avec une sensation d'impunité car les procès durent des années.

Les élites du monde des affaires et les élites politiques ont resserré l'étau plus qu’elles ne devaient le resserrer (Extraits)
Par Paula Molina, journaliste (BBC, 21/10/2019)
Rien n'a arrêté la destruction des stations de métro de Santiago, le défi au couvre-feu imposé par l'armée, la frappe des caceroles répandue même dans les secteurs les plus riches de la ville, ainsi que le vandalisme et le pillage des supermarchés et des pharmacies ces derniers jours.
Pour la psychologue et docteur en études américaines Kathya Araujo, les attaques au métro sont un symbole. Le train souterrain, considéré comme l'un des plus modernes d'Amérique Latine, reproduit quotidiennement les inégalités de la société, la concurrence brutale et exige les mêmes efforts extraordinaires qu' impose à ses citoyens un modèle économique et social privilégiant l'individualisme et la libre concurrence.
Le métro est un endroit où on est obligé de fonctionner «comme dans une guerre contre les autres», où, pour grimper, nous devons nous battre contre tout le monde, où nous voulons ne pas être poussés mais où nous sommes obligés de pousser. Le métro sert également d'incarnation de l'inégalité lorsque vous voyez les stations de certaines lignes par rapport à d'autres. Le métro est comme notre société: on améliore les conditions de vie, mais pas la qualité de la vie.
Les salaires n’ont pas augmenté, l’endettement est très élevé et ce n’est pas une dette de consommation de luxe, mais de survie. C’est la tension dans laquelle nous nous trouvons au Chili.
Le problème est de savoir ce que nous allons faire dans le futur, ce qui est essentiel. La distance de l'élite politique chilienne est certes une partie de l'explication de cette crise, mais l'arrogance de l'élite chilienne est quelque chose qui n'appartient pas uniquement à l'élite politique, mais à l'élite en général: c'est comme s'ils ne s'étaient pas rendus compte qu'ils se trouvent dans un autre pays, avec d'autres personnes qui ont des idées beaucoup plus fortes qu'auparavant, qui ont d'autres attentes en matière de traitement, davantage d'attentes en ce qui concerne l'horizontalité.
C'est comme s'ils n'avaient pas découvert comment les gens avaient changé. Déjà en 2009, 2012 on pouvait voir que la société était de plus en plus en colère et avait de plus en plus tendance à réagir de manière excessive aux événements auxquels elle était confrontée. Les élites ne se sont pas rendu compte de l'ampleur du changement et, comme ils ne le réalisaient pas, continuaient avec ces tics de réaction comme s'ils parlaient au locataire de l'hacienda. Ils n'ont pas remarqué que le pays était en train de changer, qu'il demandait plus d'horizontalité, qu'il était plus conscient et que les bases de leur propre autorité devaient être différentes.
Je pense qu'il y a un secteur de personnes qui ne voudraient en aucun cas piller, ni tirer, ni se faire vandaliser. Mais je pense qu'il y a un secteur qui traverse les frontières. Il existe un groupe de personnes qui ne partagent pas certaines normes communes. Le pillage signifie que certains principes de la vie en commun ne semblent pas fonctionner pour un secteur de la population.
Et je pense que tout cela a à voir avec le fait que les élites commerciales et politiques, appliquant une certaine logique capitaliste dans le pays, ont resserré davantage l'étau plus qu’elles ne le devaient.
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Un rappel: ceux qui votèrent pour Bachelet furent 26% des possibles électeurs; ceux qui votèrent pour Piñera furent 27%. Que pensent les autres?